Chienne, Marie-Pier Lafontaine

Chienne, c'est le premier livre de Marie-Pier Lafontaine. Et quel livre ! Il a beaucoup fait parler de lui à sa sortie au Québec. Il vient d'arriver en France, et je me suis rué dessus. C'est violent, toujours à la limite du supportable. Mais le récit des violences et des humiliations d'un père violent et sadique, mis en littérature par l'autrice, devient tellement puissant, que c'en est presque beau.

POURQUOI LIRE Chienne ?

  • Le livre : c’est le premier livre de l’autrice, dans lequel elle écrit les violences faites par son père quand elle était enfant
  • Le décor : il n’y en a pas, cela pourrait être n’importe quelle maison, n’importe quelle famille, au Québec, en France et partout ailleurs
  • Le genre : l’éditrice québécoise du livre parle d’autofiction, l’éditeur français des « pouvoirs de la littérature pour retrouver un corps et une parole »
  • Le style : c’est très violent, c’est poignant, c’est parfois insoutenable, mais c’est également très puissant et cette force, c’est beau

L’HISTOIRE

C’est l’histoire de l’autrice et de sa sœur. De leur père ultraviolent, sadique et incestueux. De leur mère effacée, victime et complice. Des violences quotidiennes, des humiliations, des souffrances.

Mais c’est également l’histoire de la survie. L’histoire de la réappropriation des souvenirs. De la prise de parole. De la violence des mots en retour, de leur force destructrice et leur puissance réparatrice.

Survivre à l’horreur

Je préfère le dire tout de suite : c’est extrêmement difficile à lire. Des passages décrivant les violences ou la douleur, les humiliations et les horreurs, sont à la limite du supportable. Ce n’est clairement pas une lecture à prendre à la légère. TW: violences faites aux femmes, violences faites aux enfants, violences physiques, violences sexuelles, violences psychologiques.

Je l’avoue sans honte, j’ai parfois dû refermer le livre, le poser quelques instants. Respirer, faire autre chose. Mais j’y revenais rapidement. J’étais complètement happé. Je l’ai lu en quelques heures. J’ai relu certaines phrases, plusieurs fois, pour saisir tout ce qu’elles disaient. Tout ce qu’elles ne disaient pas et que je comprenais quand même. Ce qui est dit est dur, mais ce qui est tu l’est tout autant. J’ai pleuré aussi, parce que certains passages sont très difficiles.

« Si papa dit jappe. Je jappe. Si papa dit rapporte. Je rapporte. Si papa dit lèche ta patte. Je lèche ma patte. Si papa dit sens les fesses de ta sœur. Je sens les fesses de ma sœur. Si papa dit roule sur le dos, sale chienne. Je roule sur le dos et sale chienne, je deviens. Si papa dit gruge le soulier. Je gruge le soulier. Si papa dit mange tes excréments. Je mange mes excréments. Si papa dit tourne en rond, sale conne. Je tourne en rond et sale conne, je deviens. Si papa dit grogne. Je grogne et reçois un coup de pied ça t’apprendre à grogner après moé, sale chienne. Pape dit aussi les animaux, faut les attacher avec une chaîne. Si je refuse les rouli-roulades, les biscuits en forme d’os, les donne la papatte, il sort la laisse. »

Chienne, Marie-Pier Lafontaine

Ce n’est pas une lecture agréable. C’est plutôt une de ces lectures qui vous tétanise, vous laisse sans voix, incapable de faire autre chose que de continuer à lire. Vous en sortirez secoué·e. Dégoûté·e. C’était deux heures de lecture difficile, mais c’était toute son enfance.

C’est également une lecture importante. Parce que Marie-Pier Lafontaine raconte sa propre histoire. Elle la reprend à son compte, prend la parole, reprend le pouvoir. Je pense que c’est important de la lire. C’est le moins qu’on puisse faire. La seule chose qu’on puisse faire. L’écouter.

La raconter par l’autofiction

La force de ce livre, ce n’est pas tant le sujet, les horreurs racontées, c’est la mise en littérature de cette histoire. La forme, l’écriture de Marie-Pier Lafontaine. Ce sont les phrases courtes, le rythme de lecture, un sentiment d’étouffement parfois. Ce sont les courts tableaux, comme des scènes d’un film, qui permettent de montrer la monotonie, la répétition de l’horreur et des souffrances. Ce sont les répétitions. Ce sont aussi les silences, les pauses, qui disent parfois mieux les choses que les mots. Les moments où on s’accorde un répit dans la lecture, parce qu’il y a un blanc. Un point. Mais attention, c’est pour mieux nous terrasser avec la prochaine ligne. Les dernières phrases sont souvent les plus difficiles.

« Je dissimulais mes désirs dans des textes de fiction, enfant. Deux sœurs en fugue. Pourchassées par un monstre à deux têtes. Elles s’enfuyaient dans de sombres forêts. S’armaient de branches, de bâtons. Aujourd’hui, je ne cache plus mes désirs. Je voudrais que ce texte décime ma famille entière. »

CHIENNE, MARIE-PIER LAFONTAINE

C’est ainsi, en s’appropriant ses souvenirs, en les racontant comme elle l’entend, qu’elle décide enfin. Elle décide de ce qu’elle écrit et ce qu’elle tait. Elle a le pouvoir. Quoi raconter et comment. Quoi taire. Et quoi inventer.

Comme Annie Ernaux dans ses autofictions, Marie-Pier Lafontaine parle de certaines de ses décisions. Elle écrit qu’elle ne parlera pas de tel souvenir. Elle écrit qu’il faudrait répéter un autre à l’infini. Et elle rappelle que ce texte, ce n’est pas un témoignage, pas un récit, c’est de la littérature (et de la grande, puissante).

« J’ai inventé un souvenir d’enfance. De toutes pièces. À croire que j’avais besoin que personne ne sache tout à fair la nature exacte de ma souffrance. Qu’il y ait cette pièce amovible dans le casse-tête. Il y a une justesse biographique plus grande dans ce morceau de mensonge, de fiction, que dans les reconstitutions. Et si un jour j’étais lue. Si j’étais lue, je porterais ce faux souvenir avec encore plus de conviction que les autres. Je dirais même que c’est le seul qui soit véridique, qui nous soit bel et bien arrivé. »

CHIENNE, MARIE-PIER LAFONTAINE

Mon avis

Je ne peux pas dire que j’ai aimé ce livre. On n’aime pas un livre pareil. Mais je peux dire que c’était l’une des lectures les plus fortes de l’année. Un livre que je ne suis pas prêt d’oublier.

Et je ne peux pas non plus en recommander la lecture. Parce que c’est un livre qui peut raviver des blessures, faire très mal.

Je dirais juste : c’est un livre très puissant. Très dur, mais bizarrement aussi, beau. Un livre que je ne regrette pas du tout d’avoir lu. Qui s’en sent capable, le lise.

OÙ TROUVER Chienne ?

Chienne est sorti au Québec chez Héliotrope et en France chez Le Nouvel Attila le 11 septembre 2020. Même pendant le confinement, vous pouvez le commander chez votre libraire habituel.

QUE LIRE APRÈS ?

Chienne, c’est le deuxième livre des éditions Héliotrope que je lis, après Querelle de Roberval (lui aussi publié en France chez Le Nouvel Attila sous le titre Querelle). Chez Kévin Lambert aussi il y avait beaucoup de violence, et un travail incroyable de littérature dans la forme et le style.

Et hasard du calendrier ou choix inconscient de lecteur, je viens de lire le premier livre de Kevin Lambert, qui mêle également enfance et violences : Tu aimeras ce que tu as tué.

Chienne, Marie-Pier Lafontaine est un livre qui se passe au Québec.

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