Cadavre exquis, Agustina Bazterrica

Cadavre Exquis est le premier roman d’Agustina Bazterrica. L’autrice argentine imagine un monde où un virus a rendu les animaux impropres à la consommation, et où il est devenu normal de manger de la « viande spéciale ». C’est à dire de la viande humaine. Entre dystopie et conte cruel, ce roman interroge ce qu’il y a encore d’humain en nous.

POURQUOI LIRE Cadavre exquis ?

  • Le livre : premier roman de l’autrice argentine Agustina Bazterrica, Cadavre exquis promet de très bons prochains romans !
  • Le décor : on ne sait pas grand chose à ce niveau-là : sommes-nous en Argentine ? Sommes-nous dans un futur proche ?
  • Le genre : dystopie ? conte cruel ? je reviendrais sur le genre de Cadavre exquis plus en détail parce que c’est une question intéressante.
  • Le style : une écriture qui tient en haleine et qui glisse inexorablement, nous engluant, jusqu’à une fin magistrale !

L’HISTOIRE

Le postulat de départ donne des cauchemars : le gouvernement a déclaré qu’un virus avait contaminé tous les animaux, les rendant impropres à la consommation. Ce sont d’abord des faits isolés : des gens auraient commencé à consommer de la viande humaine. Et puis petit à petit, la pratique est autorisée puis encadrée : des « têtes » seront élevées à cet effet : la consommation de viande humaine.

Mais on ne parle pas de viande humaine, on parle de « viande spéciale ». D’ailleurs, les corps consommés ne sont pas des personnes, mais des « têtes ». Elles sont modifiées génétiquement et torturées (comme dans tout élevage industriel) pour devenir une meilleure viande à des prix de plus en plus bas.

Marcos, le personnage principal de l’histoire, est un représentant. Il est chargé de vérifier la qualité des produits commandés par l’abattoir pour lequel il travail.

Une dystopie qui fait froid dans le dos…

Le postulat n’est peut-être pas si original. De fait, de nombreuses histoires (jusqu’à d’anciens contes et mythologies) traitent du cannibalisme. Ce qui est nouveau à mon avis, c’est d’intégrer cette peur originelle à notre monde actuel. Parce que ce monde dystopique décrit par Agustina Bazterrica, c’est en fait le nôtre. Notre monde capitaliste régit par les médias et les grands industriels. Et c’est pour ça que j’aime autant les récits dystopiques : ils sont les mieux placés pour interroger nos sociétés.

Ici, on questionne évidemment notre rapport à la viande. Est-ce si différent de manger de la viande animale ou de la viande humaine ? Où se situe la nuance ? Dans Cadavre exquis, la « viande spéciale » n’a plus rien d’humaine. Elle est euphémisée, vendue par morceaux qui n’indiquent que de loin leur origine.

Et par là-même, on interroge ce qui est humain et ce qui est animal ou bestial. Qu’est-ce qui nous rend humain ? Le narrateur, dès le début de l’histoire, est complètement déshumanisé. Il n’a pas de nom, il est constamment appelé « lui ». Les gens qui gravitent autour de lui ont tout l’air de zombies (créatures désignant dans notre monde les victimes du capitalisme, qui ne peuvent plus penser par elles-mêmes, écoutant aveuglément les médias contrôlés par le capital et le gouvernement).

Ainsi, dans tout le roman, Agustina Bazterrica joue avec l’incapacité des personnages à communiquer. Le langage et la communication sont les fils directeurs, qu’on retrouve disséminés dans chaque chapitre, de Cadavre Exquis. Personne ne doit plus employer les mots interdits par le gouvernement, la femme du narrateur a rompu toute communication avec lui, le riche investisseur allemand doit se servir d’un appareil pour comprendre le directeur de l’abattoir s’exprimant en espagnol, le père du narrateur est privé de la parole par sa maladie, les cordes vocales des « têtes » sont coupées pour les déshumaniser et les empêcher de crier quand on les maltraite ou les abat, etc.

Tout ce travail sur la question du langage est à mon avis le grand point fort de ce roman. Ce n’est pas nouveau en littérature encore une fois, mais c’est si bien exécuté. Bravo !

« La majorité des gens a intégré ce que les médias s’obstinent à appeler la « Transition ». Mais pas lui, parce qu’il sait que transition est un mot qui ne dit pas que le processus a été bref et sans pitié. C’est un mot qui résume et archive un événement incommensurable. Un mot vide. Changement, transformation, tournant : autant de synonymes qui ont l’air de signifier la même chose, et pourtant le choix d’employer l’un ou l’autre dit une manière singulière de voir le monde. »

Cadavre exquis, Agustina Bazterrica

Ou un conte cruel ?

Mais certains aspects de Cadavre exquis m’ont également fait penser aux contes. Contes bien souvent cruels, on pense évidemment aux frères Grimm, mais aussi à Andersen, où à Perrault, dont Le Petit Poucet traitait déjà de la question du cannibalisme. Sauf que dans Cadavre exquis, l’Ogre c’est nous : tout le monde qui accepte de manger de la « viande spéciale ». On ne dévore plus des enfants, mais des êtres humains déshumanisés, sans doute pour nous aider à avaler la pilule.

Le début et la fin du roman – que je ne dévoilerai pas – ont aussi tout du conte pour moi. On commence par un postulat qui peut être assez difficile à accepter : celui d’un monde dans lequel l’anthropophagie est monnaie courante. Le propre des contes, c’est aussi de nous obliger à accepter un postulat de base, souvent merveilleux, et de se laisser porter par l’histoire.

Mais surtout la fin, qui surprendra peut-être certain·es, montre bien que tout ça était une parabole. Le personnage principal, Marcos, est en fait un personnage-type, comme les personnages de conte, qui ne sert qu’à nous démontrer une histoire. Il n’y a pas de place ici pour l’identification (il est antipathique et détestable), Marcos n’est qu’un être humain tout ce qu’il y a de plus banal, qui représente tout le monde. D’autres personnages d’ailleurs – la sœurs de Marcos, les jumeaux, le chasseur, Jasmin – sont aussi des caricatures, qui servent à montrer les parcours possibles (restreints) dans cette histoire.

Tous ces personnages servent à démontrer notre contradiction peut-être la plus importante : jusqu’où sommes-nous prêt·es à lutter pour nos valeurs ? Pourquoi choisissons-nous souvent de nous conformer à une société, aussi injuste et terrifiante soit-elle ?

« Après tout, depuis que le monde est monde, nous nous mangeons les uns les autres. Quand ce n’est pas symboliquement, nous nous dévorons littéralement. La Transition nous a offert l’opportunité d’être moins hypocrites. »

Cadavre exquis, Agustina Bazterrica

CE QUE J’EN AI PENSÉ

J’ai pris énormément de plaisir à lire cette histoire ! La plume d’Agustina Bazterrica m’a tout de suite emporté et je l’ai lu presque d’une traite. Il faut dire que la construction du roman fait en sorte que tout se passe très vite. Dans chaque chapitre, on en apprend un peu plus sur ce monde anthropophage et à chaque chapitre, on est amené·es à réfléchir à un élément nouveau.

J’ai trouvé que c’était un premier roman d’une très grande maîtrise, et j’ai hâte de lire ce que l’autrice va nous donner à lire ensuite !

OÙ TROUVER LE LIVRE cadavre exquis ?

Cadavre exquis d’Agustina Bazterrica a été publié en France chez Flammarion. La traduction de l’espagnol a été effectuée par Margot Nguyen Béraud. Vous le trouverez sans problème dans une librairie près de chez vous.

QUE LIRE APRÈS ?

Parce qu’il interroge notre rapport à l’animalité, et au fait ou non de manger des animaux, qu’il décrit les conditions dans lesquelles l’élevage et l’abattage industriels se passent, Cadavre exquis m’a fait penser à Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo et à La Vache de Beat Sterchi.

Et de par les réflexions sur le contrôle des foules par le langage dans un système politique totalitaire, Cadavre exquis m’a également fait penser à deux classiques : 1984 de George Orwell et La Servante écarlate de Margaret Atwood.

Cadavre exquis, Agustina Bazterrica est un livre qui se passe en Argentine.

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