POURQUOI LIRE Les Abysses ?
- Le livre : c’est en fait une réécriture d’une chanson – The Deep de clipping – elle-même reprise d’une idée du groupe Drexciya
- Le décor : les océans qui habritent les créatures qui ont survécu lorsque leurs mères, enceintes, étaient jetées vives des bateaux transportant les esclaves
- Le genre : c’est de la littérature de l’imaginaire qui transpose les mythes des sirènes dans l’histoire du commerce triangulaire
- Le style : l’écriture de Rivers Solomon est fluide alors que les concepts s’enchaînent et l’histoire va à toute vitesse : une sacrée prouesse !
L’HISTOIRE
L’histoire est en fait un mythe. Un mythe inventé par le groupe d’électro américain Drexciya, repris plus tard et développé par clipping dans The Deep et maintenant réécrit et élargi par Rivers Solomon dans The Deep (Les Abysses). Je ne savais pas tout ça, c’est la postface qui nous l’apprend. Ce mythe, qui reprend des faits réels sordides de l’histoire, est le suivant :
Lors des traversées de l’Afrique aux Amériques pendant le commerce triangulaire, quand une esclave noire était enceinte, elle était jetée vive par dessus bord. Les enfants de ces femmes ont survécu dans leur ventre, en sont sortis avec des nageoires et des branchies et ont été élevés par les baleines : ce sont les Wajinrus. C’est l’histoire de ce peuple de sirènes, à travers le personnage de Yetu, que Rivers Solomon nous raconte.
Le poids de l’histoire
Mais le personnage principal des Abysses, c’est en fait l’Histoire. Le passé des Wajinrus, leur naissance tragique. Le traumatisme qui s’en est suivi. Et la façon dont aujourd’hui, ces êtres le gèrent.
Chez les Wajinrus, il y a une historienne : c’est Yetu. C’est sur elle que repose tout le poids de ce passé. Elle seule se souvent de tous les événements, toutes les histoires, tous les souvenirs de son peuple. Les autres l’ont oublié. Les Wajinrus ont décidé de se décharger sur elle de ce passé dur à porter. Rivers Solomon développe ce concept et les questionnements de Yetu font écho à des questions actuelles : comment peut-on avoir un futur sans connaître son passé ? Doit-on se souvenir de tout ? A-t-on le droit à l’oubli ? Pourquoi garder sur ses propres épaules tout le poids d’un peuple qui préfère oublier ?
Une fois par an, lors d’une cérémonie à laquelle tout le monde participe, ces souvenirs leurs sont rendus pour une période de temps courte. Afin que ne soit pas oublié qui sont les Wajinrus, d’où ces sirènes viennent, ce qu’on leur a fait. Et ce qu’on continue de leur faire, les risques encourus aujourd’hui.
« Il me semble inconcevable qu’un peuple choisisse délibérément de se priver de son histoire par peur de souffrir. La douleur donne de l’énergie, elle nous illumine. C’est le fondement même de l’existence. La faim nous fait manger, la fatigue nous fait dormir. La douleur nous fait crier vengeance. »
Les abysses, Rivers Solomon
Un roman court mais dense
Outre le poids de l’histoire, d’autres questions importantes sont évoquées dans Les Abysses. En moins de 200 pages, Rivers Solomon nous donne à lire un texte où chaque ligne compte, où tout est lié, imbriqué :
Écologie : les deux-jambes (les humains), qui sont déjà à l’origine de la naissance tragique des Wajinrus, sont désormais responsables de la destruction de leur habitat. Les fonds des océans sont détruits, les mers polluées. Les sirènes sont en danger.
Genre : les Wajinrus n’ont pas de genre. Chaque sirène possède un sexe masculin et un sexe féminin qui peuvent être utilisés pendant l’accouplement. On imagine que tout le fonctionnement de la société Wajinru en est chamboulé, mais Rivers Salomon ne s’attarde pas trop sur le sujet (dans Les Abysses, on n’a le temps de s’attarder sur rien). Il est surtout l’occasion d’amener des questions, de rapprocher Yetu et Oori.
Relation avec les autres/Racisme : suivant Yetu dans ses aventures, on rencontre avec elle des deux-jambes : Suka et Oori. Les Wajinrus évitent les humains. Leur cruauté fait peur. Pourtant, c’est également l’une d’entre elles qui a donné par le passé aux Wajinrus une langue : Waj. Yetu, bien consciente de tous ce que les deux-jambes ont fait à son peuple, parviendra-t-elle à s’ouvrir à Oori ?
« Nous devons retrouver nos places.
— C’est quoi, notre place ? demandons-nous.
— C’est là où il n’y a pas de solitude. »
LES ABYSSES, RIVERS SOLOMON
CE QUE J’EN AI PENSÉ
J’aurais tellement aimé que Les Abysses soit plus long ! J’ai eu un peu de mal à entrer dedans : le texte est si dense, on doit à la lecture ingérer tant d’idées et de concepts. Et une fois dedans, je pensais déjà : il me reste si peu de pages, je veux maintenant rester plus longtemps avec Yetu et Oori ! J’aurais aimé que les autres personnages, Amaba, Basha, Ephras… soient plus développés. J’aurais aimé que les souvenirs des Wajinrus du passé prennent plus de place. J’aurais aimé que le rythme ralentisse à la fin pour que nous puissions mieux apprécier les événements qui précipitent un peu le dénouement.
Et pourtant, quelle belle lecture ! Peut-être d’ailleurs qu’en le relisant, débarrassé de mes propres exigences concernant le texte, je profiterai mieux de ce qui est écrit.
OÙ TROUVER Les abysses ?
Les Abysses est sorti Aux Forges de Vulcain le 11 septembre 2020. La traduction française est de Francis Guévremont. Vérifiez s’il est dans votre librairie préférée.
QUE LIRE APRÈS ?
J’ai très envie de lire le premier roman de Rivers Solomon : L’incivilité des fantômes. Sur le papier, il a également tout pour me plaire. J’espère qu’il saura me convaincre.
Et je vous conseille ces autres romans de l’imaginaire – tous écrits par des femmes – qui ont été publiés en cette rentrée :
- Les Tentacules, Rita Indiana
- Agrapha, luvan
- Les déliés, Sandrine Roudaut