Agrapha, luvan

Agrapha, en grec, c'est ce qui n'est pas écrit. Dans ce livre de luvan, on profite de la poésie de ce qui est écrit, et traduit par la narratrice. Mais on apprend aussi au fil de la lecture à apprécier tout ce qui est omis, tu, esquissé seulement, à peine dévoilé à la fin. Agrapha n'est pas un livre comme les autres : c'est une expérience. Une très belle expérience.

POURQUOI LIRE Agrapha ?

  • Le livre : le dernier roman de luvan est un texte qui intrigue dès les premières pages, et qui continue de surprendre jusqu’à la fin : qu’avons-nous lu là ?
  • Le décor : une côte sauvage, un petit village, une forêt quelque part autour de l’an mil, puis le même endroit aujourd’hui, qui a bien changé
  • Le genre : un roman historique ? pas vraiment, même si l’autrice joue avec certains de ses codes ; s’il fallait rattacher Agrapha à un genre, ce serait plutôt celui de l’hagiographie médiévale mâtinée de sagas nordiques
  • Le style : c’est d’une poésie à couper le souffle ; le texte, tout d’abord peut-être difficile à aborder, mais une fois entré dedans, il remue et émeut

L’HISTOIRE

C’est l’histoire d’une historienne à qui on envoie une « une tablette de plomb trouvée dans une grotte sous-marine ». Celle-ci est écrite en latin, avec des mots celtes, germaniques et grecs. La narratrice rapproche l’inscription de la tablette des écrits de Volusiana. Cette sainte chrétienne du Xe siècle. Elle entreprend alors de retraduire les corpus canonique et apocryphes de la communauté d’Adsagsonæ Fons, dont Volusiana fut ermite puis abbesse. La plus grande partie du texte d’Agrapha est constituée de ces traductions, auxquelles sont ajoutées les commentaires de plus en plus nombreux de la narratrice.

Le récit d’une historienne

Ce livre, je le sens, ne plaira pas à tout le monde. Si vous cherchez un roman traditionnel, avec une histoire claire, quelque chose qui se lit sans faire d’efforts ni réfléchir (c’est un état d’esprit légitime quand on ouvre un livre), alors passez votre chemin.

Si au contraire, vous voulez lire quelque chose de complètement nouveau, vous embarquer dans un récit de plus en plus étrange, si vous êtes prêt·es à accepter une façon différente d’écrire et de raconter les histoires, alors ouvrez ce livre.

Moi, en parcourant l’Avertissement qui explique ce que contient le livre, j’étais déjà sur le qui-vive. Au sens neutre du terme : luvan avait toute mon attention. J’ai fait des études d’histoire, et l’histoire médiévale c’est mon dada, alors il n’en fallait pas plus pour m’intriguer/m’emballer/m’emporter dans ce récit fou.

Parce qu’évidemment, tout ça est inventé. Volusiana, Adsagsonæ Os, ces « sanctimoniales », leurs gestes et confessions… rien de tout ça n’a existé. Tout sort de l’imagination de l’autrice. Mais c’est fait d’une telle façon, respectant de prime abord tous les codes historiographiques, qu’on se prend au jeu volontiers.

« Je ne vous souhaite pas de voyager aussi loin que moi.

Pourtant, il y eut un chemin.

Et ce chemin, je veux bien le partager.

Je vous propose de le suivre en commençant par la porte : une nouvelle traduction de ces textes, canoniques comme apocryphes.

Ensemble, ils forment la matière adsagsonienne. Où chacune parle sur soi, sur l’autre et sur ce qu’il y a tout autour. De su et de non-su.

Une matière véritable. Qui se goûte, se touche et se sent. Parcellaire, entre-maillée. Comme le sommeil de la raison. Ces instants avant la reprise de conscience, lorsqu’on a le corps lent et les yeux ailleurs.

Car l’essentiel de ce corpus repose dans ce qu’il ne dit pas.  »

Agrapha, luvan

Le choix d’une langue radicale

Après ce préambule explicatif, j’ai lu la Note sur la traduction qui se trouve en fin de volume (je pense que c’est une bonne idée avant de s’aventurer dans les traductions). luvan – ou la narratrice – nous explique ses choix de traduction de ces textes latins, qui empruntent de nombreux mots celtiques ou germaniques.

Je ne vais pas recopier ici ces explications, mais vous donner une idée par quelques exemples des choix et de ce qu’ils impliquent : respecter le genre neutre des mots latins ou germaniques, respecter la graphie médiévale sans majuscule ni virgules, garder quand cela a plus de sens le mot dans sa langue originale, etc.

Non seulement ça permet de donner l’impression de textes qui auraient pu être écrits autour de l’an mil, par ces femmes qui provenaient de différentes régions d’Europe, mais ça donne surtout au texte une puissance et une poésie inégalée. Ça démontre également une décision radicale et politique de changer l’écriture et les mots. Dans la lignée de Monique Wittig, luvan invente une nouvelle façon d’écrire, une manière qui colle au mieux à son texte et à ses autrices présumées.

« je ne me souviens pas de volusiana enfant. pourtant elle

a connu ma modar et ma modarmodar.

la seconde se nommait hrotsvita. elle était herbaria.

la première se nommait bertilla. elle tuait le svin. c’est ainsi

qu’on se souvient d’elles.

je ne suis pas née au bord de l’eau. notre sippe était déjà

réfugiée loin des northmannon lorsque bertilla m’a portée.

j’ai grandi loin de læ meer. dans les terres et en susreté.

ce n’est que modar que je suis revenue sur la coste.  »

AGRAPHA, LUVAN

Les sanctimonales de l’an mil à la Source d’Adsagsona

(J’étais obligé de faire une petite référence à On connaît la chanson).

C’était quand la dernière fois que vous avez lu les textes croisés de huit femmes qui racontent leur(s) histoire(s) ? Des femmes qui se soutiennent, s’entraident, s’aiment, qui sont liées dans une expérience mystique puissante. Que vous avez été immergé·es dans une telle expérience de sororité ? Je sais pas vous, mais moi, je crois bien, jamais. Ce livre m’a offert une expérience inédite. Celle de suivre une aventure merveilleuse à travers les récits qu’en font ces huit femmes – et la narratrice.

Volusiana, Silvia, Oda, Ludmilla, Liutgard, Uta, Sigrid, Aia. J’ai fait leur connaissance, je les ai suivies, je me suis attaché, avant de les voir, impuissant, aux prises avec les événements racontés. Comme la narratrice, j’ai eu l’impression de les avoir dans la peau, tellement elles étaient présentes. J’ai eu du mal à les quitter. Mais je les retrouverais, encore plus fortes, encore plus justes, quand je relirai Agrapha.

« quand on m’indique un chemin on ajoute plus personne ne passe par là. quand je demande une direction on me dit plus personne n’y va. on me répond toujours mais jamais on ne me demande pourquoi je veux m’y rendre.

au puits, à la crique, à la muraille.

je ne me suis jamais questionnée dans mes intentions.

et si je suis jugée folle personne ne s’en ouvre à moi. la gente d’ici aime me parler. et j’aime leur parler. nous nous comprenons mal pourtant. je connais peu de mots celtiques. ils n’entendent pas la faczon dont je tourne le latin.

nous apprenons. un jour j’aurai perdu mon accent de terre et j’aurai gagné leur accent de mer. »

AGRAPHA, LUVAN

CE QUE J’EN AI PENSÉ

J’ai été complètement subjugué par ce roman. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre en l’ouvrant. Il m’intriguait beaucoup, je sentais qu’il pourrait me plaire. Mais c’est seulement en lisant les premières pages du Liber primus que j’ai compris : j’allais être complètement envouté. Ça allait être une expérience de lecture complètement inédite. Et magnifique.

Et j’ai été en haleine pendant toute la lecture. Fébrile vers la fin. Une fois refermé, j’ai eu envie de relire les premières pages, je me suis retenu pour ne pas tout recommencer (ce que je ferai un jour).

OÙ TROUVER Agrapha ?

Agrapha a été publié le 10 septembre chez La Volte. Maquette, illustrations et caractères sont de Laure Afchain (le livre est splendide). Il était chez mon libraire, mais vous devrez peut-être le commander chez le vôtre.

QUE LIRE APRÈS ?

J’ai maintenant très envie de découvrir les autres livres de l’autrice, à commencer par Susto, son roman le plus récent, également publié à La Volte.

Parce qu’ils sont cités en épigraphe, j’ai bien envie de lire Les Guérillères de Monique Wittig, et relire Le mur invisible de Marlen Haushofer.

Agrapha est un roman comme je n’en ai jamais lu de semblable. Pourtant, de par son travail sur la langue, et la façon dont il m’a complètement transporté dans un monde différent, il m’a fait pensé à :

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