Chroniques du Pays des Mères, Élisabeth Vonarburg

Chroniques du Pays des Mères est un livre d’Élisabeth Vonarburg, publié en 1992. Avec ce roman, on peut sans conteste parler de science-fiction féministe. En imaginant un futur où très peu de garçons naissent, l’autrice, qui vit au Québec, nous donne à lire un livre qui interroge les rapports entre les genres, mais surtout les rapports entre les gens. C’est beau, c’est très bien écrit, mais c’est aussi très intelligent. Ça fait rêver – on suit Lisbeï dans sa quête à travers les villes du Pays des Mères – et ça fait réfléchir !

POURQUOI LIRE CHRONIQUES DU PAYS DES MÈRES ?

  • Le livre : épuisé pendant longtemps, Chroniques du Pays des Mères a enfin été réédité à l’automne 2019 par les éditions Mnémos.
  • Le décor : l’histoire se passe dans différentes villes du Pays des Mères. On commence à Béthély, puis on voyage à Wardenberg, à Angresea, etc.
  • Le genre : c’est de la science-fiction comme je les aime. Pas de robots ni de vaisseaux spatiaux, mais une réflexion socio- et anthropologique sur l’humanité.
  • Le style : l’écriture d’Élisabeth Vonarburg est très belle et très fluide. À noter : comme les hommes sont quasi absents depuis plusieurs siècles, les règles grammaticales et même le vocabulaire ont changé.

L’HISTOIRE

Je préfère ne pas trop en dire sur cette histoire, parce que je pense que le moins on en sait sur le Pays des Mères, et le mieux on appréciera sa lecture. Sachez quand même qu’on suit Lisbeï pendant toute sa vie, depuis son enfance à la garderie quand le récit commence. Elle est élevée dans une tour, à Béthély, comme c’est la coutume dans cette ville. Elle se rendra compte en grandissant que le monde est bien plus vaste.

À cause de sa naissance et de raisons qui seront dévoilées plus tard dans l’histoire, elle sera amenée à voyager à travers le Pays des Mères pour faire ce qu’elle aime le plus : étudier et partir à la découverte des traces du passé. Découvrira-t-elle pourquoi les Ruches ont succédé aux Harems et au Déclin ? Parviendra-t-elle à lever les secrets de La Garde, prophète de La Parole d’Elli ?

Si vous ne voulez pas en savoir plus sur l’histoire, je vous conseille d’arrêter ici. Je développe plus bas quelques thèmes du livre et dévoile certains éléments de l’intrigue.

De la science-fiction féministe

Dans Chroniques du Pays des Mères, il n’y a quasiment pas de garçons, et encore moins d’hommes. À la suite d’un virus déséquilibrant les naissances, les hommes se sont faits très rares et les femmes recourent à des inséminations artificielles pour pouvoir enfanter. Ce monde avec une majorité écrasante de filles et de femmes, c’est le Pays des Mères.

C’est le monde d’après le Déclin (comprendre notre société actuelle à l’agonie) qui est décrit ainsi. Comment les femmes ont-elles survécu ? Quel type de société ont-elle mis en place ? Comment vivent-elles sans les hommes ? Que font-elles d’ailleurs des quelques hommes qui existent ?

Des questions qui amènent des réflexions très intéressantes sur les types de société possibles. D’ailleurs, comme on l’apprend au fil de l’histoire, plusieurs systèmes sociaux ont été mis en place après le Déclin. D’abord les Harems, puis les Ruches, et enfin les Capteries du Pays des Mères. Trois sociétés différentes. L’occasion pour Vonarburg de nous montrer toute l’imagination dont elle est capable, et de nous faire réfléchir sur les rapports de genre dans ces mondes différents.

Et puis, parce que les femmes sont en écrasante majorité depuis si longtemps, la langue a évolué. La grammaire principalement. Dans un groupe de personnes, le féminin l’emporte. Et puis certains mots aussi ont évolué. Ils se sont féminisés. J’ai beaucoup aimé toutes les réflexions sur la langue qui émaillent le texte de l’autrice. C’est très très intéressant, notamment quand Lisbeï commence à fréquenter des hommes.

« La gardienne bleue s’appelait Antoné et c’était une Médecine. Elle avait vingt années. Elle aurait dû être une Rouge, mais elle n’avait jamais pu faire d’enfantes. Aussi était-elle une Bleue. C’était aussi une « pérégrine », une Bleue qui ne restait pas chez elle mais se promenait de Famille en Famille. Lisbeï était une Verte, ou une « dotta ». Les Mosta aussi étaient des Vertes, mais ce n’étaient pas des dotta. Il faudrait un certain temps à Lisbeï pour comprendre la nuance. Les Bleues normales étaient celles qui ne pouvaient plus faire d’enfantes parce que leurs graines étaient épuisées, après 35 années, en général. Les Rouges seules étaient les « Mères », celles qui faisaient les enfantes. On les appelait aussi « génitrices ». »

Chroniques du Pays des Mères, Élisabeth Vonarburg

Des personnages qui doutent et évoluent

S’il y a bien une chose qui me plaît particulièrement dans les histoires que je lis en ce moment, c’est que les personnages ne sont pas figés. Ils vivent. C’est à dire qu’ils grandissent, mûrissent, vieillissent et changent.

Élisabeth Vonarburg interroge dans Chroniques du Pays des Mères les relations entre les gens. Elle analyse les rapports entre sœurs (avec Lisbeï et Tula), entre mères et filles (Lisbeï et Selva), entre mentors et disciples (Lisbeï et Antoné, Mooreï et Kelys), entre personnes qui s’aiment, entre la personne qu’on a été et celle qu’on est devenue et entre femmes et hommes.

On suit principalement les pensées de Lisbeï, mais on a aussi accès aux lettres d’autres personnages qui gravitent autour d’elle. On nous montre ainsi l’évolution de Lisbeï. Elle se pose beaucoup de questions : a-t-elle bien fait ? aurait-elle dû rester ? devrait-elle se taire ?

Mais surtout, suite à ses découvertes, Lisbeï se pose de plus en plus de questions sur l’importance du passé sur nos vies actuelles. Les révélations sont-elles bonnes ? Sont-elles inévitables ? Jusqu’où doit on aller dans le passé pour comprendre notre présent ? Jusqu’où doit aller le progrès ?

« Y a-t-il en chacune seulement une réserve limitée de souplesse, une capacité limitée de croire plusieurs choses en même temps sans qu’elles se détruisent les unes les autres ? L’ai-je usée sans m’en rendre compte ? Parce que je me suis raconté trop d’histoires, contrariées par trop de réalités ensuite, ou terminées d’une façon trop différente de celle que j’avais imaginée ? […] Peut-être franchit-on plusieurs seuils, et chaque fois on retrouve une sorte d’équilibre, mais au bout d’un certain temps, après trop de transformations, on ne peut plus. C’est peut-être cela, vieillir ? »

Chroniques du Pays des Mères, Élisabeth Vonarburg

Histoire, archéologie, contes et légendes

Ce qui m’a tout de suite botté dans cette histoire, c’est que la jeune Lisbeï se pose très jeune des questions sur le monde qui l’entoure. Mais les gardiennes qui s’occupent des enfantes ne répondent pas à ses questions. Ce n’est que plus tard, quand elle recevra une éducation de future Mère qu’elle commencera enfin à trouver des réponses. Mais chaque réponse entraîne de nouvelles questions et très vite, on ne peut plus lui répondre. Elle remet tout en doute. Jusqu’à La Parole d’Elli !

Pendant ses études, elle se passionnera pour l’histoire (j’ai fait des études d’histoire, et évidemment ce pan de la personnalité de Lisbeï me parle). Elle veut comprendre d’où elle et les autres viennent, ce qui les a amenées à ce moment de leur histoire. Et elle a une intuition géniale : plutôt que de creuser la terre et espérer trouver des vestiges, pourquoi ne pas fouiller dans les vieilles légendes et les vieux contes qu’on se répète de générations en générations ?

J’ai adoré cette volonté chez Élisabeth Vonarburg de mêler histoire et légendes. De donner une place aux cultures populaires orales (ces contes et ces comptines que les enfantes apprennent dès leur plus jeune âge) dans les recherches historiques et archéologiques.

« Antoné n’a jamais été très douée pour donner des explications simples ; elle a trop de respect pour l’exactitude scientifique ; entre une bonne histoire et de vilains faits, elle choisira toujours les faits ; elle n’a jamais pu admettre qu’une bonne histoire vaut parfois mieux – en attendant de pouvoir digérer les faits. »

Chroniques du Pays des Mères, Élisabeth Vonarburg
Livre Chroniques du Pays des Mères d'Élisabeth Vonarburg dans une composition avec des graines de pavot
Livre Chroniques du Pays des Mères d’Élisabeth Vonarburg dans une composition avec des graines de pavot

CE QUE J’EN AI PENSÉ

C’est simple : j’ai adoré ! Vous avez parfois l’impression qu’un livre est fait pour vous ? Chroniques du Pays des Mères est le livre que j’attendais, le livre que je voulais lire depuis des années et que j’ai enfin trouvé !

C’est non seulement un des meilleurs livres de science-fiction que j’ai lus, mais c’est aussi l’un des meilleurs livres que j’ai lus tout court ! Je l’ai dévoré en deux jours (c’est pourtant un petit pavé) ! Avec ce livre, Élisabeth Vonarburg a coché toutes les cases pour moi. C’est beau, c’est intelligent, c’est innovant, et ça fait rêver et réfléchir ! Que demander de plus ?

OÙ TROUVER LE LIVRE Chroniques du Pays des Mères ?

Le livre était épuisé depuis quelques années, mais les éditions Mnémos l’ont republié en 2019. Il vient également d’être réédité en poche chez Folio SF. Vous le trouverez sans doute dans une librairie près de chez vous.

QUE LIRE APRÈS ?

Je compte bien lire d’autres livres de science-fiction qui interrogent la notion de genre et les rapports entre hommes et femmes dans le futur.

Pour cela, j’ai noté quelques titres dont il est fait mention dans la préface :

  • La lune noire d’Orion, Francis Berthelot
  • La jeune fille et les clones, David Brin
  • Les hommes protégés, Robert Merle
  • et je vous conseille La main gauche de la nuit d’Ursula K. Le Guin que j’ai déjà lu et qui est époustouflant !

Et je pense lire également La vieille anglaise et le continent de Jeanne-A Debats, parce que je suis curieux de découvrir son œuvre après avoir lu cette très bonne préface à Chroniques du Pays des Mères.

5 Commentaires

  1. Lune 07 / 01 / 2020

    Il me tente beaucoup, comme je te disais sur IG, mais le terme « science-fiction » me rebute souvent. Je pense le lire si je tombe dessus, cela changera peut-être ma perspective du genre littéraire à robot et clones. Merci encore pour ces ovnis que tu trouves et que tu partages.

    • Florian 07 / 01 / 2020 — Le Dévorateur

      Merci beaucoup ! J’espère que si tu le trouves il te plaira, et que peut-être ça te permettra en effet de lire de la science-fiction différente. Moi, j’aime aussi les histoires avec des robots, des clones, des questionnements sur les technologies etc. mais je dois avouer que ma sf préférée, c’est celle où les sciences qui sont au centre de l’histoire ce sont la socio, les sciences politiques et l’anthropologie.

  2. Jeanne-A Debats 12 / 01 / 2020

    Bonjour,
    je suis très heureuse que vous ayez aimé ce roman Florian, toutefois je me permets de déconseiller mon propre livre dont vous parlez à a fin (La vieille anglaise et le continent), parce que la question du genre n’y est que transversale, presque anecdotique.
    Je vous proposerais bien plutôt de taper dans « La Main gauche de la nuit », Ursula Le Guin qui fut une grande relation et sans doute source de Vonarburg.
    (et là , pour l’anticipation socio politique sans robots ni clones vous serez servis^^)
    Bien cordialement

    • Florian 12 / 01 / 2020 — Le Dévorateur

      Bonjour et merci pour votre commentaire !
      Vous avez raison, La main gauche de la nuit correspond bien mieux aux autres lectures que j’ai notées à la fin de cet article. Je l’ai déjà lu, et ça a été le début de mon amour pour l’œuvre de Le Guin.
      Mais je vais quand même lire La vieille anglaise et le continent, parce que je suis curieux de découvrir aussi vos livres suite à votre préface 🙂
      Cordialement

  3. Domi 05 / 04 / 2022

    Lu ce livre.
    M’a-t-il beaucoup plu ? Tout le déroulement de l’histoire, religion, politique, l’histoire des juddites, différences des communautés, tout ça m’a beaucoup plu.
    Seul bémol : le déroulement est un peu trop centré sur Lisbeï (et son journal) à mon goût.

    D’Elisabeth Vonarburg, je te recommande le jeu des coquilles de Nautilus, aux éditions Alire, qu’il te faudra faire venir du Québec. Ma libraire préférée n’a eu aucun mal à le rapatrier.
    Il s’agit de six nouvelles ou romans courts, sans conflits (sauf la première), de découvertes d’univers parallèles qui peuvent être explorés. Je veux pas trop en dire mais chaque monde est différent, les habitants sont tous différents (par exemple des humains-poissons dont les hommes vivent sous l’eau, les femmes sur terre). Un personnage secondaire d’une histoire devient le héros de la suivante. J’ai trouvé ce livre passionnant, plein d’idées, foisonnant.
    Pas de robots ni de clones, mais une ouverture à l’inconnu, à la différence, qui m’ont mis en joie.

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